samedi 18 août 2007

Simone et Pierre




-Bonjour. Ça va? Je peux m’asseoir?
Il tire la chaise en forçant un petit sourire. Le derrière d’une grosse fille qui passe lui dilate les pupilles et fait tourner sa tête à droite. Simone doit tendre la main, se présenter, être plus rapide que l’éclair qui naît dans son esprit. Sa bouche doit être plus belle que le beau gros cul de la fille, sa voix plus suave que ses rondeurs.
Mais… ses mains sont gelées, moites et Simone a un chat dans la gorge.

-Hum! Je m’appelle Simone, et toi ?
-Pierre.

C’est tout. Pierre qu’il dit. Pas plus.

Oui. Pierre. Ce sont tous des Pierre ou des Jacques et des Jean. Lui, il a une tête de Roger ou de Maurice. Ce n’est pas Pierre son nom, Simone le sait… mais est-ce que ça compte? Elle s’en fout, de toute façon elle, ce n’est pas Simone. Mais Simone c’est tellement plus sexy. Elle aurait pu dire Ginette mais ce n’est pas de son âge et puis Ginette, ce n’est pas vendeur.

Donc Pierre boit du gros Scotch. Pierre est important. Il a une cravate de simili soie et un habit deux pièces. Dans sa poche gauche : une imitation de Mont Blanc. Camelote. Toc. Made in China. Pierre porte une chemise mal boutonnée et des chaussures aux talons raclés qui trahissent complètement sa soi-disant fortune. Toute éculée la semelle. Le cuir vieux, ridé, pas poli du tout. Des chaussures de vieux garçon seul, le genre de mec qui ne sait pas faire bouillir l’eau.


Dans le fond, c’est le seul habit qu’il possède. Il le porte toute la semaine. Voilà pourquoi l’odeur de friture et de sueur mêlées. Il pense épater la galerie avec son grand dos droit et ce menton levé à 120 degrés.

Ce n’est donc ni un Pierre, ni un riche mais… un faux Pierre qui veut jouer l’important homme d’affaire. Alors jouons, flattons, encensons se dit Simone.

-Tu es venu faire une petite pause entre deux rendez-vous?
-Oui. C’est ça. Je suis juste passé prendre un verre et relaxer.

Pierre regarde sa montre de toc. Simone reconnaît là une imitation totalement ratée d’une copie de Rolex. Pierre prend un grand respire et soupire. Simone sort sa voix niaise de blonde, haut perchée dans les aigüs, nasillarde juste ce qu'il faut.

-Ah! Wow! Ce qu’elle est belle ta montre.
-Merci.

Il ne sourit toujours pas. Ça ne sourit pas un homme d’affaires. C’est sérieux un homme important. On laisse le rire aux gens de basse classe!

-L’as-tu achetée à l’étranger?

Pierre hésite un moment. Il est en train d’inventer son histoire. En bonne joueuse, Simone lui laisse le temps. Elle lui prend le poignet et regarde encore plus et encore mieux. Elle joue la petite sotte émerveillée devant tant de richesse.

-Elle est vraiment très belle ! Elle est suppppper ta montre.
-Je l’ai acheté en Allemagne.
-En Allemagne! Wow! Chanceux, tu es allé en Allemagne ?
-Oui. J’y vais deux ou trois fois par mois, pour affaires.
-Ah ! Oui ? Tu voyages beaucoup. Qu’est-ce que tu fais dans la vie?
-Je suis représentant.

Puis…Plus rien .Gros mystère. Il se tait le faux Pierre.

C’est ça, pense Simone qui commence vraiment à s’emmerder. Oui, c’est ça : vendeur de balayeuses recyclées. Représentant de quoi ? Tu veux absolument que je te fouille ta tête faux Pierre? Pourquoi pas commis voyageur?

-Représentant. Comme c’est intéressant !

Faux Pierre ne parle pas. Il faut lui tirer les vers du nez. Bon, voilà. Simone va te dire que tu es merveilleux. Simone va te trouver extraordinaire.

-Représentant … de quoi ?
-Je représente une… grosse compagnie de produits chimiques.

Mystère… Mystère. C’est quoi ta compagnie ? Vas-tu le dire ? Bon. Bon.
C’est ça. Tu es vendeur d’échantillons Tide. Tu vas de supermarchés en épiceries pour t’assurer que le produit est à la bonne hauteur sur les tablettes. Toutes tes journées sont pareilles. Tu t’ennuies à mourir. Tu t’emmerdes et c’est pour ça que tu lèves le nez et dresse la colonne comme un fier paon. C’est pour ça que tu peux à peine à esquisser un sourire.

Mais… Simone joue, Simone le flatte. Le dévergonde de bonheur. Ses yeux le dévorent niaiseusement. Elle est la plus belle niaiseuse du jour. Il va aimer. Une niaise jolie avec de gros nichons. WoW ! Il est l’être le plus extraordinaire. Il a Réussi. Il est. Elle est pantoise devant lui : le représentant magnifique.

Il la fait carrément chier. Elle le déteste déjà. Lui, ce Pierre comme les Jacques et les Georges et les Jean. Humm ! Représentant de mes deux. Vaillant perdant, va !

-C’est merveilleux. Et c’est pour ça que tu voyages beaucoup. Tu dois rencontrer plein de gens, manger dans des restos branchés, dormir dans de beaux hôtels.

-Oh ! Tu sais, on finit par être fatigué de toujours être dans les valises.
-Hum. Ouais. C’est vrai.

Une sotte ça ne parle pas plus. Une bonne niaise sait se taire et tout penser…

Oui. En effet. En effet ça doit être lassant d’ouvrir et de fermer le coffre de la voiture dix fois par jour. Entrer les échantillons. Sortir les échantillons. Entrer les échantillons, en ressortir d’autres et d’autres et d’autres. Ta vie : entre la valise de l’auto et le magasin général du village.

-Et tes vacances ? As-tu des projets pour l’hiver ?
-Mes vacances ? Quelles vacances !!!?

Ah! Certes faux Pierre est trop occupé pour se reposer. Il est indispensable, essentiel, irremplaçable. Il ne peut pas se permettre de prendre congé, le monde s’écroulerait !

-Je veux dire, quand tu prends tes vacances, comme tu es fatigué de voyager, que fais-tu ?
-Ça fait… Ah ça doit faire… au moins cinq ans que je n’ai pas pris de vacances.
-Cinq ans !? Pourquoi ?
-Pas le temps.
-Eh bien. C’est dommage.
-Non.
-Comment ça non ?
-Bien… Je travaille tout le temps, c’est comme ça. Que veux-tu, c’est la vie.
-Bof ! Cinq ans c’est bien trop long.

Et cette discussion commence elle aussi à être très longue. Longue et plate.

-C’est comme ça. Il faut bien qu’il y en ait qui travaillent pour remplir les coffres du gouvernement. Qu’est-ce que tu veux ? Hein! Il faut bien qu’il y en ait qui paient les taxes. Ça prend quelqu’un pour le faire. Hein ! Ça coûte cher les chômeurs, les prisonniers, les assistés… Sans parler de la tonne d’immigrants qui viennent profiter du système chaque année. Ça arrête plus! On sait plus quoi en faire!

Ça y est ! Le voilà parti. Il est le bon citoyen qui ne prend jamais de vacances et qui donne la moitié de son salaire au gouvernement.

Il est le parfait travailleur qui sue à grosses gouttes, qui trime pour tous les parasites. Mieux encore, qui les fait vivre. Qui se prive et se rend malade pour les paresseux qui ne foutent rien de leur vie. La politique, entendons-nous, ce n’est pas très érotique. Simone le laisse donc avec son discours mille fois entendu.

-Bon… Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?

Il regarde son verre à moitié plein comme… si c’était à boire qu’elle lui proposait.

-Non, ça va, je relaxe.

Bien, relaxe comme tu dis, pense la Simone. Regarde le menu et salive espèce de faux Pierre. De toute façon ta cologne bon marché empeste jusqu’à l’autre bout de la pièce. De plus, tu es antipathique comme ça ne se peut pas. Y’a rien de vrai dans ton personnage faux Pierre. Tu es ridicule fat et blasant. Je suis même contente que tout s’arrête ici. Je vais te saluer gentiment, te laisser sans te montrer combien tu m’indiffères. Et même, j’irai sembler triste de te quitter. Je te ferai voir mes dents toutes blanches dans un grand sourire, pour te faire plaisir. Y’a pas de lumière dans tes regards. Tu es mort. Un mort assis, qui bois cher parce que ça paraît bien. Tu es aussi éteint qu’un deux watt privé de courant. Tu répètes des discours de salon de quilles. Tu n’as pas d’idée à toi, alors tu prends celles des autres, c’est plus facile comme ça. En passant… tes cheveux sont gras et tu as une tâche sur le bas de ton pantalon. Si j’allais voir sur le col de ta chemise, qu’est-ce que j’y verrais ? Du jaune ! De plus, tes ongles sont négligés, ce qui n’est pas très bon signe… C’est ça Pierre, relaxe. Relaxe bien comme il faut.

-Bon bien alors, si tu changes d’idée, fais-moi signe, je suis ici jusqu’au souper.
-C’est ça. Merci.